Il peut être particulièrement difficile pour les enfants qui bégaient, qui selon les études ont aussi des problèmes de rythme, de prédire et de produire les patrons temporels de la parole nécessaires pour enchaîner leurs tours de parole. Les algorithmes données-intelligence pourraient s’avérer un outil novateur pour comprendre de quelle manière le rythme et la synchronisation de la parole façonnent la communication verbale pendant l’enfance.

La communication verbale semble facile. Chaque jour, la plupart d’entre nous l’utilisent avec aisance. En réalité, elle est le résultat de la coordination de diverses compétences, dont la production du langage, la compréhension du langage et les compétences cognitives. En outre, pour avoir une conversation fluide, les partenaires de la conversation (ou interlocuteurs) doivent être capables de prendre des tours de parole rapides l’un après l’autre et même de réparer les disfluences dans le flux temporel pendant qu’ils conversent. Les interlocuteurs sont également capables d’adapter les caractéristiques temporelles de leurs paroles respectives durant la conversation en modifiant, par exemple, la vitesse à laquelle ils parlent ou la façon dont ils modulent cette vitesse avec des pauses et le temps pendant lequel ils parlent.

Mon projet de recherche explore ce mécanisme adaptatif, connu sous le nom de coordination rythmique, qui permet au locuteur de prédire la structure temporelle des syllabes, des mots ou des phrases du discours de son interlocuteur. Ce mécanisme permet aussi au locuteur de produire la structure rythmique de son propre discours et de l’adapter à celui de son interlocuteur. L’objectif principal de mon projet de recherche est de comparer les patrons de coordination rythmique qu’utilisent des enfants de 4 ans avec et sans bégaiement dans leurs conversations avec différents interlocuteurs. Un deuxième objectif est d’explorer la relation entre la coordination rythmique et l’activité physique, c’est-à-dire d’examiner si une activité physique accrue chez les enfants de 4 ans peut compenser une coordination rythmique ou des compétences communicatives plus faibles. Mes travaux de recherche contribueront à améliorer notre compréhension de l’acquisition du langage et de la manière dont le rythme peut aider à façonner la communication verbale chez les enfants. Ils fourniront aussi un premier aperçu du lien entre la coordination rythmique et l’activité physique.

Le bégaiement est un trouble neurodéveloppemental et de la fluidité de la parole qui entraîne des perturbations involontaires du flot rythmique de la communication. Ce trouble de la parole est connu pour entraver le flot rythmique des conversations par des répétitions de sons ou de mots, des prolongations ou des pauses excessivement longues. Dans leur article publié en 2013 intitulé Epidemiology of stuttering: 21st-century advances, Ehud Yairi et Nicoline Ambrose, experts en sciences de la parole et de l’audition, indiquent que le bégaiement développemental se manifeste généralement chez les enfants âgés de 3 à 5 ans et touche 5 à 11 % des enfants, souvent pendant une courte période. Dans leur article paru en 2015 intitulé Non-verbal sensorimotor timing deficits in children and adolescents who stutter, Simone Falk, experte du rôle du rythme dans le traitement du langage, et ses collègues émettent l’hypothèse que le bégaiement pourrait résulter d’un déficit dans les prédictions de synchronisation sensorimotrice. En outre, divers facteurs peuvent avoir une incidence sur la gravité et la fréquence du bégaiement, notamment le moment de la journée, le fait de vivre des émotions fortes, le style d’interaction parent-enfant et les différents contextes et partenaires de communication.

Bien que les origines exactes de cette variabilité ne soient pas claires, il est possible de supposer que l’adaptation du locuteur à son interlocuteur pourrait avoir un impact positif ou négatif sur la fluidité de la conversation. Dans cette optique, la coordination rythmique pourrait s’avérer un défi majeur pour les jeunes enfants qui commencent seulement à acquérir des compétences conversationnelles, en particulier si ces derniers bégaient. En effet, dans leur article publié en 2007 intitulé Coordinated interpersonal timing in the conversations of children who stutter and their mothers and fathers, Eileen M. Savelkoul, experte en troubles de la communication, et ses collègues ont montré que les enfants qui bégaient ont plus de difficultés à utiliser la coordination rythmique pendant une conversation avec leurs parents que les enfants qui ne bégaient pas.

Dans le cadre de mon projet de recherche, des données acoustiques provenant de 20 heures d’enregistrements d’enfants interagissant avec divers interlocuteurs seront extraites et analysées par les algorithmes de reconnaissance vocale automatisée de LENA et ensuite utilisées pour examiner la variabilité de la coordination rythmique des enfants de 4 ans. Les interlocuteurs seront un enfant du même âge, les parents et les frères et sœurs, le cas échéant, les grands-parents ou un ami adulte de la famille, ou les deux. LENA est un petit appareil, sans danger pour les enfants, qui permet de réaliser des enregistrements tout au long de la journée. Ses algorithmes sont fondés sur des caractéristiques acoustiques spectrotemporelles qui nous permettent de différencier les paroles de l’enfant participant de celles des adultes et autres enfants présents dans l’enregistrement. Ces premières analyses permettront d’extraire des données acoustiques de base, telles que des parties du discours de l’enfant et de son interlocuteur, le nombre de syllabes, la durée et le moment des tours de parole et les pauses plus longues. L’activité physique sera enregistrée à l’aide d’accéléromètres Axy 5, soit deux petits dispositifs placés dans des bracelets personnalisés portés par les participants autour de la cheville et de l’avant-bras permettant de mesurer l’accélération du corps selon les axes X, Y et Z.

Ensuite, à l’aide d’un script informatique que j’ai écrit en Python, je comparerai les données relatives à la parole et aux mouvements. L’analyse des données relatives à la parole recueillies me permettra aussi d’examiner les patrons de tours de parole, le débit des paroles et la prévisibilité temporelle des paroles de contributions précédentes que les participants et leurs interlocuteurs ont faites. J’utiliserai un algorithme d’apprentissage profond pour faciliter l’analyse des données multimodales tirées de la parole et du mouvement. Tout au long de ce projet, j’utiliserai aussi des outils informatiques pour gérer un grand ensemble de données multimodales de la parole et des mesures d’activité physique associées.

Mes travaux de recherche contribueront à notre compréhension de la manière dont le rythme et la synchronisation de la parole façonnent l’interaction verbale pendant l’enfance et l’acquisition du langage par la communication. En recourant à l’IA dans le cadre de mon projet, il sera aussi possible d’établir un nouveau précédent qui nous permettra d’analyser conjointement des données de la parole et du mouvement. En outre, ces travaux fourniront un nouvel outil pour étudier la coordination rythmique et approfondir la compréhension du développement de la communication orale chez les enfants. Comprendre de quelle manière les enfants acquièrent le langage ainsi que le rôle que joue le rythme dans ce processus pourrait introduire de nouvelles méthodes de collaboration avec les professionnels de la petite enfance et les partenaires universitaires d’autres disciplines, ce qui, à son tour, nous permettrait de concevoir de nouveaux programmes pour renforcer les capacités de communication des enfants.

Cet article a été réalisé par Chantal-Valerie Lee, étudiante à la licence en linguistique (Université de Montréal), avec l’accompagnement de Marie-Paule Primeau, conseillère en vulgarisation scientifique, dans le cadre de notre initiative « Mon projet de recherche en 800 mots ».