Il est désormais possible de prédire l’habileté perceptive d’un individu en quelques secondes seulement. Pour se faire, il faut combiner des technologies d’imagerie cérébrale et d’intelligence artificielle afin de modéliser le fonctionnement du cerveau de personnes expertes en reconnaissance faciale. De tels modèles pourraient ensuite mener à des applications dans le monde de la sécurité et de la santé, entre autres. C’est une initiative qui repousse la frontière entre l’intelligence humaine, l’apprentissage profond et le cerveau.
Avez-vous un talent particulier pour reconnaître les visages des gens de votre entourage ? Ou au contraire, avez-vous de la difficulté à suivre l’histoire d’un film parce que vous confondez les acteur.rice.s ? L’habileté à reconnaître les visages varie considérablement d’une personne à l’autre. Certains individus, appelés « super-physionomistes » (ou super-recognisers), sont capables de reconnaître des visages vus une seule fois dans la rue des années plus tôt. D’autres, appelés « prosopagnosiques », sont incapables de reconnaître le visage de leurs collègues, leurs ami.e.s ou leurs proches, même avec une vision parfaite et une intelligence typique.
Mon projet de recherche vise à identifier les mécanismes cérébraux derrière ces variations extrêmes d’habileté perceptive à l’aide de l’intelligence artificielle (IA) et de l’imagerie cérébrale. Notre équipe, comprenant les laboratoires des professeurs Ian Charest et Frédéric Gosselin ainsi que des collaborateur.rice.s internationaux.ales, s’est d’abord posée une question simple : peut-on déterminer l’habileté en reconnaissance faciale d’un individu seulement à partir de son cerveau ? La réponse à cette question pourrait améliorer la qualité de vie des prosopagnosiques, par exemple, en permettant un diagnostic objectif rapide, et faciliter le repérage d’expert.e.s en reconnaissance faciale pour certains emplois en sécurité (forces de police, service de douanes et de sécurité).
Pour trouver des pistes de réponses, j’ai recruté des super-recognisers, ces individus rares qui forment les 2 % les plus doués de la population en reconnaissance faciale, au Royaume-Uni et en Suisse. Pour sonder leurs cerveaux, j’ai utilisé une technique d’imagerie cérébrale non invasive qui me permet de créer des cartes d’activation du cerveau en temps réel : l’électroencéphalographie à haute densité. J’ai ainsi enregistré plus de 100 000 cartes d’activations cérébrales de super-recognisers et d’individus « typiques » pendant qu’on leur présentait des images diverses (p. ex. des visages expressifs ou neutres, des animaux, des objets quotidiens, etc.). J’ai construit à partir de ces cartes cérébrales des modèles d’apprentissage automatique qui m’ont permis de prédire à 80 % si une personne est un.e super-recogniser à partir d’une seule seconde d’enregistrement de son cerveau !
Je me suis ensuite demandé comment cette habileté se manifeste dans un « super cerveau ». Pour répondre à cette question, j’ai profité d’avancées récentes dans les domaines de l’IA et des neurosciences. On sait déjà que des réseaux de neurones artificiels profonds sont capables d’effectuer des tâches humaines complexes tels que reconnaître des objets ou des visages, aussi bien, voire mieux, que les humains. Des recherches récentes en neurosciences cognitives et computationnelles ont même montré empiriquement que des réseaux de neurones artificiels effectuent des opérations qui ressemblent à celles des régions visuelles du cerveau humain.
Ces recherches laissaient penser que des parallèles pourraient être établis entre les opérations effectuées par ces réseaux artificiels et des différences importantes dans le comportement perceptif humain, tels que celles observées chez les super-recognisers. Le cerveau des super-recognisers pourrait être plus semblable à ces réseaux de neurones artificiels optimaux, puisqu’il effectue des tâches visuelles complexes avec plus d’efficacité. Pour tester cette idée, j’ai d’abord comparé le fonctionnement du cerveau humain (mes 100 000 cartes cérébrales), à celui de réseaux de neurones artificiels visuels à l’aide d’une technique appelée « Representational Similarity Analysis », développée par Kriegeskorte et collègues (2008). J’ai effectué cette comparaison entre le cerveau et l’IA séparément pour les participant.e.s super-recognisers et typiques. Résultat ? Les opérations effectuées par le cerveau des super-recognisers sont, en effet, plus semblables à celles des réseaux de neurones artificiels visuels qu’un cerveau typique à un moment précoce du traitement cérébral.
J’ai ensuite testé l’hypothèse plus audacieuse selon laquelle l’information sémantique émergeant quand on regarde une image (p. ex., un tigre est un animal féroce) pourrait être plus riche dans un cerveau expert en reconnaissance faciale. J’ai ainsi comparé les cartes cérébrales des participant.e.s aux représentations d’un autre réseau artificiel du langage, le « Universal Sentence Encoder », qui peut prédire les liens sémantiques entre des descriptions d’images. Ce modèle, par exemple, prédirait que la description « un animal féroce » est plus semblable à « une girafe dans la savane » qu’à « une tour de bureaux au centre-ville ». Cela m’a permis de faire une découverte excitante : les opérations effectuées par le cerveau des super-recognisers sont plus semblables à celles du réseau artificiel sémantique qu’à celles d’un cerveau typique à un moment tardif du traitement cérébral. Si vous êtes un.e super-recognisers, votre cerveau contient ainsi probablement de l’information visuelle et sémantique plus riche que celle d’un cerveau typique.
Les modèles développés pourraient avoir plusieurs applications potentielles hors du laboratoire. Outre les possibilités en sécurité, notre équipe vise à développer des entraînements neuro-perceptifs en interface cerveau-machine basés sur ces modèles d’IA. Ces entraînements pourraient diminuer les troubles perceptifs incapacitants qui affectent le quotidien de nombreux individus, tels que ceux atteints de prosopagnosie, de schizophrénie ou ceux ayant un trouble du spectre de l’autisme.
Cet article a été réalisé par Simon Faghel Soubeyrand, doctorant en neurosciences-cognitives au département de Psychologie de l’Université de Montréal, avec l’accompagnement de Marie-Paule Primeau, conseillère en vulgarisation scientifique, dans le cadre de notre initiative « Mon projet de recherche en 800 mots ».