Voyager dans le temps, c’est un rêve un peu fou. Pourtant, c’est ce que fait David Ardia, professeur agrégé à HEC Montréal au département de sciences de la décision. Avec son équipe de recherche, il explore les émotions des Québécois.es dans le passé, et même le futur, à l’aide d’une pile de journaux. Comme quoi les machines à remonter le temps peuvent prendre plusieurs formes! En alliant économétrie et intelligence artificielle, cette équipe de recherche souhaite découvrir si, depuis un siècle, nos ancêtres étaient inquiets, confiants ou encore sceptiques par rapport aux politiques économiques.

Pour le savoir, à défaut de se téléporter dans le temps, David Ardia utilise la sentométrie, qui est l’étude des sentiments dans un texte. Que ce soit dans des écrits récents ou anciens, il repère les mots polarisants, qu’ils soient positifs ou négatifs, et les convertit en données quantitatives. Cette méthodologie lui permet d’analyser le texte et d’en faire ressortir l’évolution des sentiments exprimés au fil des ans.

 Décoder les mots

Avant même de décortiquer des textes pour se téléporter dans le passé, David Ardia et son équipe se sont plongés dans les archives. Grâce à une collaboration avec Radio-Canada et du projet CO.SHS de la Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) financé par la Fondation canadienne pour l’innovation, ils ont consulté des articles de quatre médias francophones québécois, soit La Presse, Le Soleil, Le Devoir et Radio-Canada. Ils sont ainsi remontés jusqu’en 1913. Cette riche documentation démarque ce projet des initiatives similaires, souligne le chercheur : « Au Canada, l’indice de sentométrie couvrant les politiques économiques ne retrace l’actualité que depuis 1985 et n’utilise que des médias anglophones. »

Une fois les articles en main, David Ardia s’est attelé à construire trois dictionnaires : « J’ai assemblé un lexique de mots connotés à l’incertitude, tels que crise, anxiété et alarmant. J’ai ensuite répété l’opération pour l’économie et la politique. » C’est munie de ces dictionnaires que l’intelligence artificielle entre en jeu. À l’aide d’algorithmes, les mots des dictionnaires qui se trouvent dans les articles sont détectés. Si un texte regroupe au moins un mot de chacun des lexiques, on sait que la presse parlait d’incertitude politique en matière d’économie (IPE) cette journée-là.

Comprendre les vieux journaux

Trouver des triplets de mots dans des articles récents, c’est un jeu d’enfants pour les algorithmes. Ça se corse cependant quand on remonte dans le passé où les journaux imprimaient des éditions du jour. Ces pages remplies de colonnes où les articles se suivent de manière ininterrompue compliquent considérablement le décodage des mots. « Imaginons qu’il y ait des mots liés à la politique dans un article et, qu’un peu plus loin dans la même colonne, on retrouve un texte sur le sport contenant un mot d’incertitude. », explique David Ardia « On le classerait à tort comme une IPE ».

Afin de pouvoir utiliser la sentométrie dans les éditions du jour, les algorithmes développés par l’équipe de recherche sont en mesure d’isoler la position des mots du triplet afin de savoir s’ils sont près les uns des autres. Concrètement, ils repèrent les mots, puis les situent géographiquement dans le texte afin de savoir s’ils sont dans des lignes avoisinantes.

S’arrimer à l’histoire

Afin de regrouper cette quantité astronomique d’information dans un format plus digeste, David Ardia a créé un indice qui permet de connaître le nombre d’occurrences de triplets. On considère donc que plus il y a de triplets, plus l’incertitude est élevée. Par conséquent, l’indice est élevé durant certaines périodes où les bouleversements socioéconomiques ont chamboulé le quotidien des Québécois.es. On peut penser à la grippe espagnole, la Grande Dépression, la crise d’Oka et la crise immobilière de 2008.

Pour s’assurer que l’indice reflète bien la réalité, le chercheur a appliqué une standardisation dynamique, autrement dit il a pondéré les médias : « Si certains médias sont très axés sur l’économie et la politique, ils peuvent faire grimper artificiellement l’indice. On se retrouve avec une problématique similaire, si un journal spécialisé en économie arrête de publier du contenu. En standardisant l’indice, on évite que ces biais affectent le nombre d’occurrences de triplets. »

Voyager dans le futur

Pourquoi se compliquer la tête à retracer les émotions du passé?

Ça nous permet de prédire le futur puisque, grâce à notre indice, on peut faire des prévisions macroéconomiques à court terme.

David Ardia

Pour s’assurer que l’indice fonctionne mieux qu’une boule de cristal, le chercheur a fait des vérifications historiques : « J’ai pris des dates au hasard, puis j’ai fait un bond d’un mois dans le futur pour voir si la prédiction macroéconomique fonctionnait. Par exemple, si je choisissais février 1980, je faisais une prévision et je la comparais à ce qui s’était passé en mars 1980. »

La fiabilité de l’indice en fait un outil précieux pour les décisionnaires et les applications sont nombreuses. Une augmentation de la valeur de l’IPE est corrélée avec une diminution de l’activité des entreprises domestiques dans les mois qui suivent. Ainsi, en observant une augmentation importante de l’indice, le gouvernement peut anticiper ce ralentissement et stimuler l’activité économique par un programme d’aide aux entreprises. C’est également un indice utile pour les investisseurs privés qui peuvent augmenter leurs positions sur les marchés financiers lors que l’indice est bas, indiquant une stabilité au niveau de la politique économique.